A la recherche d’une histoire familiale

Ce voyage au Vietnam, c’était un projet que j’avais toujours eu en tête, de manière plus ou moins explicite, plus ou moins avouée. Je crois qu’au fond je le devais à mon père, à mes grands parents aussi, puisqu’ils avaient vécu « l’Indochine » du début du XX° siècle.

Dans les récits familiaux, le Tonkin, le Vietnam, semblaient à jamais figés dans l’état ou les avaient amenés la période coloniale, et tous se désintéressaient de ce qu’elle pouvait bien devenir. Peu nombreux étaient ceux qui savaient à ce moment que l’avenir de l’Indochine devait se construire seul et peut-être même contre.

Voilà donc qu’armé de quelques photos effacées prises jadis par mon père, de quelques mots annamites et de trois recettes de cuisine déformées par le temps, je me suis mis en tête d’aller voir là bas si on y est, d’aller voir quelles traces peuvent bien rester de « notre »passage en Indochine.

A vrai dire, ce qui m’intéressait le plus était de comprendre comment ce pays, comment ce peuple avaient pu passer de l’époque coloniale à l’époque actuelle, et comment ils y trouvaient leur place. De comprendre où ce peuple avait puisé la force lui permettant de retrouver son propre chemin, de replonger dans sa propre histoire, de retrouver son identité, sa culture, sa fierté.

Que reste-t-il de l’Indochine française ?

Or de traces, il n’y a guère, pour ne pas dire plus du tout.
Bien sûr, nombre de belles maisons, dans les vieux quartiers de Hanoï, ont des volets à la française et des balcons à balustrades. Mais leurs habitants les ont converties pour les rendre utiles à leurs activités, ouvertes sur la rue, surélevées de plusieurs étages pour y loger leur famille… Des cuisines extérieures encombrent les beaux balcons de fer forgé des ci-devant élégantes demeures, derrière le linge qui tente de sécher dans la moiteur du Tonkin.
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Et bien sûr, le pont Doumer a résisté aux bombardements de l’US Air Force. Mais le nouveau pont à haubans est à l’égal des ponts de l’Europe actuelle et c’est lui qui dessert l’aéroport.

La langue française fut pendant quelques décennies la langue des puissants. Mais cette langue n’a pas durablement influencé le pays, et l’on chercherait vainement des jeunes gens en connaissant quelques bribes. Les musées même ont omis de traduire leur descriptions dans notre langue, et suprême désaveu, s’ils les ont traduites, c’est en anglais…
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Quelques rares grands hommes de France ont l’honneur d’une rue : Louis Pasteur, Alexandre Yersin, Alexandre de Rhodes… Ce ne sont ni des colons, ni des administrateurs.

Les routes actuelles, diront certains, empruntent les parcours tracés par la France… Certes, mais ceux-ci reprenaient eux-mêmes les sentiers séculaires des dynasties Ly, Le ou Tran… Et si le chemin de fer, gloire des grands travaux de la Troisième République, existe toujours, son utilité n’est guère que folklorique et c’est bien le camion, l’autocar, et la motocyclette qui constituent l’ossature des transports et de la logistique du Vietnam actuel.

Dien Bien Phu, que j’ai tenu à voir et qui fit l’actualité majeure des années 50 et 60, ne retient rien de la France. Plaques commémoratives, musées et sites ne rédigent pas même leurs explications en français. Et les français eux-mêmes, pressés d’oublier l’épisode, ne détournent pas leur chemin pour y venir.
Le paradoxe est donc que le legs essentiel de la France semble résider dans les idées des philosophes des lumières et dans la geste de la révolution française ; ces idées même qui ont nourri les indépendantistes vietnamiens, de Nguyen An Ninh à Ho Chi Minh. Nous aurions dû nous en enorgueillir, c’était un honorable présent…

Le malentendu colonial

Pour essayer de comprendre ce qui s’est passé entre l’époque de mon Grand-père, et le Vietnam d’aujourd’hui, je me suis aidé de quelques récits. J’ai trouvé particulièrement éclairant le petit ouvrage de Léon Werth nommé « Cochinchine ». Léon Werth part en Indochine dans les années 20 pour y rencontrer des intellectuels « annamites », non engagés dans la résistance active et pas encore partisans de l’indépendance, mais qui ont un regard annamite sur la situation coloniale. Il n’a d’ailleurs pas besoin de leur regard pour se dessiller, le sien propre lui révèle à la fois l’impasse coloniale, et le dévoiement de la « mission civilisatrice » par nombre de colons.

Bien évidemment cet opuscule fut alors dénoncé comme brûlot communiste. Bien évidemment on ne manqua pas de railler les observations de ce métropolitain sorti des universités et ne connaissant rien du climat, de « l’indigène », et de la bonne manière de le traiter.

Or ce qui est extraordinaire, c’est que l’histoire a donné raison à cet ignorant armé de son seul bon sens, de ses yeux neufs et de sa foi en l’homme. La lucidité de ses écrits est stupéfiante, elle aurait pu éclairer les politiques, les militaires, les grands possédants de l’époque, épargner à ce peuple les horreurs qu’il a subies, et à la France des souffrances aussi, couronnées par une défaite et une erreur historique…

Son ouvrage permet de comprendre comment a pu se faire la transition entre l’annamite du début du XX° siècle et le Vietnamien d’aujourd’hui. Les faits et les comportements rapportés rappellent que cet annamite là, servile et pliant l’échine, acceptant silencieusement les coups de badine lorsqu’il ne menait pas assez vite son « coolie-pousse », était bien le produit d’une organisation, militaire d’abord et répressive, puis policière, administrative, judiciaire…

Le Vietnam et les Vietnamiens 60 ans plus tard

J’ai donc parcouru le Vietnam du sud au nord, mais conscient de ne faire qu’effleurer un pays de près de 2000 km de long et de 90 millions d’âmes. Bus, train, taxi, moto, marche, tous les moyens ont été bons, les transports locaux fournissant bien sûr l’aperçu le plus complet.
De traces du passé, donc, pratiquement pas. Mais quelles marques profondes, alors, dans les cœurs et dans les âmes?

Il est d’autant plus difficile de se faire une idée précise, que comme partout, les récits, diffèrent selon les gens avec qui l’on parle. Celui du fils ou petit fils de vietminh ou de vietcong ne ressemble guère à celui du fils ou petit fils d’un supplétif de l’armée française. La vision est encore faussée par le fait que les francophones (très rares, et âgés), sont très souvent de familles chrétiennes, leurs ancêtres ayant été recrutées par la fonction publique coloniale ou par l’armée, et ayant fui le nouveau Vietnam lors de la défaite du régime de Saïgon.

Alors, que devient donc ce pays, que peut-on en voir et en comprendre?

La première chose qui saute aux yeux, c’est la vitalité, l’optimisme, la liberté de comportement que manifeste ce peuple. Tout le monde semble y avoir une place, du jeune au vieux, de l’homme mûr à la jeune fille. Filles et garçons sont côte-à-côte, agissent pareillement, et conduisent les mêmes Hondas avec la même maestria désarmante et terrifiante.
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Ici, pas de mendiants, pas de gens inactifs. Et il est difficile de trouver un « bidonville », même lorsqu’on traverse de part en part les grandes villes. Ici, pas non plus de police omniprésente, nulle caméra vidéo. Les boutiques sont grandes ouvertes jusqu’au coucher et les vitrines n’ont pas de clés.

La seconde évidence, c’est celle d’une très grande homogénéité du pays : du sud au nord et des villes aux villages on voit les mêmes infrastructures (routes, ponts, électricité, téléphone cellulaire, eau courante, eau potable…). Du sud au nord on voit le même habitat (l’habitat récent, évidemment pas l’habitat des « minorités ethniques »
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Et d’un bout à l’autre ont voit se construire une « bourgeoisie » aisée qui empile au dessus de l’échoppe du rez-de-chaussée des étages nombreux aux styles indéfinissables, mais assez uniformes. Bien entendu, lorsqu’on s’enfonce dans les terres, la proportion d’habitat moderne « en dur » diminue, et certains hameaux du nord ouest sont encore de bois sur pilotis. Là est le domaine des « ethnies » chères au tourisme «éthique».

L’impression générale, mais là encore ce n’est pas en deux mois de voyage, même curieux, que l’on peut se faire une idée juste, c’est celle d’un pays entièrement engagé dans un mouvement extrêmement rapide.
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Ho Chi Minh centre : tours élancées, ambitieuses, sièges de banques et d’entreprises multinationales. Larges avenues, superbes hôtels, enseignes commerciales internationales… Tout cela parsemé de quelques scories de l’époque ancienne, souvent converties en bâtiments officiels.

Cholon, deux kilomètres à l’ouest : marché couvert constitué de minuscules échoppes sans étage, artisans, commerçants, parfois les deux en même temps, travaillant au sol et déjeunant sur place. Y dormant probablement souvent.
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Logistique Yamaha : ruelles, impasses, ici pas de semi remorques ni de camionnettes. Tout circule en cyclo ou scooter. Absolument tout. Et l’on a sous les yeux un exemple vivant d’économie de circuit court, à base d’artisanat de rue et de trottoir, destiné à la consommation proche.
Retour au centre de la ville, où l’ouverture libérale est en marche. Là, des escouades d’employés de banque en costume cravate et attaché case prennent leur pause méridienne à l’occidentale, et leur démarche rapide et directe est celle de tous les banquiers du monde. Sous leur impulsion, les capitaux affluent, les « touristic resorts » envahissent les côtes, et les bulles financières se mettent en place.

Demain, le Vietnam ?

Il n’y a pas besoin d’être grand clerc pour deviner que l’emballement de l’investissement va balayer en très peu de temps ce qu’il reste de l’organisation traditionnelle du Vietnam. A Long Xuyen, ville de 500.000 habitants, les rives du Mékong sont encore intégralement habitées par des pêcheurs, des petits bateliers, des minuscules artisans dont la production s’écoule sur de petits sampans de bois, grâce à des pontons en bambou prolongeant la rudimentaire maison sur pilotis. Un lieu si convoitable, au cœur d’une grande ville et détenant l’accès à une si royale voie de communication, reste dévolu à de pauvres gens…
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Mais les grues déjà s’approchent, et l’observateur le plus naïf peut comprendre que ce peuple des rives n’aura ni les capitaux, ni les savoirs modernes, ni les avocats, ni même les « amis » nécessaires pour défendre son habitat, son économie, sa survie ; il sera balayé en quelques années.

Enfin, il n’est pas certain du tout que l’Etat se préoccupera de préparer la « reconversion » de ces cohortes de déclassés. Déjà l’Ecole privée concurrence l’Ecole publique gratuite et les bancs publics sont parrainés par Vietcombank.

Quel sera alors l’avenir de ce pays, dont l’équilibre ancien et actuel, le ressort principal, et la force historique semblent tenir à son tissu social, à son économie traditionnelle, et à son indifférence aux fluctuations des conjonctures ?…
Non, ce n’est pas le communisme qui modèle aujourd’hui le paysage et l’avenir des vietnamiens, mais comme ailleurs le libéralisme et la finance.

Un tour du monde avant internet